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Colloque de Ouagadougou : les actes sont dans HAL

Les Actes, examinés dans Sciencesconf.org, sont maintenant reversés dans HAL. La collection est accessible ici, avec les 10 articles retenus, ainsi que l'introduction, la présentation des comités et les annexes.


L’interdisciplinarité en pratique :
introduction à des études de cas africains sur le changement et le développement

Gwenaëlle FABRE, Anne FOURNIER, Mamadou Lamine SANOGO

Les thèmes de la langue, de l’environnement et de la culture sont fréquemment abordés de manière distincte et séparée pour montrer comment ils structurent les territoires et les communautés humaines. Entièrement consacré aux liens et interactions qui peuvent exister entre les différents champs des sciences de l’homme, de la société et de l’environnement, le Colloque international de Ouagadougou interrogeait les notions de culture et de développement dans le contexte du changement global en croisant le regard de plusieurs disciplines. Dans une visée plus appliquée, il avait aussi l’ambition de fournir des pistes utiles à ceux qui, s’engageant dans des actions de développement, souhaitent pouvoir s’appuyer sur des données scientifiques relatives à la culture et au changement global.

Sous le titre Langue, environnement et culture : les enjeux de la recherche pluridisciplinaire pour un développement durable des territoires, un appel avait été lancé sur trois grandes thématiques : (i) diverses mosaïques à l’aune des changements globaux, (ii) pratiques locales et chemins de traverse entre disciplines et (iii) le culturel : de la recherche à l’action. Ce colloque était ouvert à des études véritablement pluridisciplinaires, à des études de disciplines différentes portant sur un même objet et à des travaux qui, n’ayant pas été conçus au départ dans une optique interdisciplinaire, portaient un intérêt marqué pour un champ autre que celui que l’auteur pratique principalement. Enfin, à un niveau supérieur, il avait l’ambition de rechercher les connexions entre sciences, aide au développement et/ou politiques linguistiques. Organisé en dix sessions thématiques, le colloque a rassemblé une quarantaine de communications de chercheurs rattachés à différentes structures de plusieurs pays (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Danemark, États Unis, France, Maroc, Roumanie, Sénégal, Suisse et Togo). Le rapport général du colloque, dans sa version amendée puis acceptée à l’unanimité des participants présents le 10 mars 2012, est présenté en annexe, ainsi que le détail du comité d’organisation et du comité scientifique du colloque.

Prolongeant le colloque, les présents Actes résultent d’une relecture assurée par deux à trois spécialistes de plusieurs disciplines à partir de laquelle a été opérée une sélection rigoureuse. Des vingt textes initialement proposés, celle-ci a conduit à retenir dix articles représentatifs des thèmes traités, des disciplines en présence et des approches mises en œuvre ; ils associent l’analyse scientifique et l’application, les faits sociétaux et les faits environnementaux.

 

Face aux changements environnementaux et sociaux ainsi qu’aux pressions inhérentes à la mondialisation, la nécessité et l’urgence de préserver la biodiversité et de protéger et promouvoir les patrimoines culturels les plus sensibles deviennent criantes, comme en témoignent le nombre élevé de projets de recherche ou de développement sur ces thèmes.

Pour un traitement pertinent d’un sujet aux nombreuses facettes comme le changement global, la pluridisciplinarité s’impose comme une évidence. D’une part, le changement global affecte des domaines qui constituent les champs d’étude spécifiques à différentes disciplines académiques (anthropologie, écologie, linguistique, hydrologie...), d’autre part il affecte certaines interactions entre ces différents domaines. Est-il alors une autre façon de se donner une chance de comprendre la dynamique d’un système constitué d’éléments aussi divers, tous soumis à ce changement ? Loin de prétendre analyser chacun de ces domaines et chacune de leurs interactions, ces Actes abordent la question du changement au travers de l’étude d’un aspect d’un domaine spécifique ou d’un type d’interaction entre plusieurs de ces domaines.

 

S’il est un thème qui illustre particulièrement bien le lien entre biodiversité, culture et développement, c’est certainement celui de l’enseignement bi-plurilingue qui fonde les premiers apprentissages sur les langues du milieu. Bien qu’il s’agisse d’une évidence, il faut rappeler la place capitale qu’occupe l’enseignement dans le développement culturel, politique et économique d’un pays. C’est pourquoi de nombreux pays dits du Sud s’engagent, selon différentes modalités, dans des politiques d’enseignement bilingue qui associent une langue endogène et une langue officielle.  Dans la mesure où ces pays sont généralement multilingues, on peut parler de politiques d’enseignement plurilingue : à l’échelle nationale, plusieurs langues endogènes sont choisies comme langues d’enseignement. Ces termes de politiques d’enseignement bi- ou plurilingue recouvrent différents types d’enseignements qui combinent tous une langue endogène comme première langue d’enseignement et une autre langue du pays d’abord introduite en tant que langue étrangère (il s’agit souvent d’une langue officielle héritée de la colonisation). Celle-ci devient plus tard dans le cursus scolaire l’unique langue d’enseignement. De nombreuses études ont démontré l’intérêt, pour un jeune élève, de commencer sa scolarité dans l’une des langues qu’il parle, plutôt que d’ajouter aux apprentissages scolaires celui d’une langue qui lui est étrangère. Concrètement, il s’agit de faire en sorte que l’élève s’engage dans les manipulations intellectuelles en s’appuyant sur la connaissance de la langue et du milieu, souvent rural, dans lesquels il baigne. La pédagogie pratiquée et le matériel qu’elle utilise sont donc intimement liés aux savoirs et aux techniques, notamment agricoles, qui mettent en jeu une interaction quotidienne entre les hommes et la nature et qui sont celles de la communauté culturelle de l’apprenant. L’article d’Abou Fofana présente ainsi le projet qui sous-tend la mise en place de l’enseignement rural en Côte d’Ivoire et expose notamment les techniques pédagogiques prônées.

La mise en œuvre de ces politiques d’enseignement plurilingue est soumise à de nombreuses contraintes, qui découlent notamment du degré de documentation des langues endogènes (toutes ne sont pas nécessairement décrites, elles peuvent ne l’être que partiellement), de leur degré d’instrumentation pour l’écrit et l’enseignement et aussi bien évidemment de la politique linguistique nationale (choix des langues d’enseignement). Cette mise en œuvre pose d’autres épineuses questions comme celle du dialecte de référence dont le choix, particulièrement sensible lors de l’élaboration du matériel pédagogique et de la formation des enseignants de ces nouvelles écoles, participe à coup sûr de l’efficacité attendue de l’enseignement en langue locale. Pour répondre à cette question, Pierre Malgoubri propose ici une méthodologie quantitative et qualitative qui prend appui sur l’approche dialectométrique et est complétée par une enquête d’intercompréhension. Appliquant sa méthodologie à deux ensembles dialectaux distincts (le nuni et le moore), l’auteur démontre la transposabilité de celle-ci à d’autres langues. La contribution scientifique de l’auteur à cette question, hélas souvent négligée, est prolongée par la mise à disposition des décideurs d’outils scientifiques permettant donc des choix éclairés dans des situations linguistiques comparables.

 

Les pratiques d’aujourd’hui s’enracinent certainement dans un passé plus ou moins lointain, mais elles dessinent également les contours d’une histoire en train de se faire.

Ainsi, le texte de Mori Edwige Traoré et Gwenaëlle Fabre montre comment une pratique culturelle, ici le rituel d’initiation féminine chez les Tagba (groupe senufo de l’ouest du Burkina Faso), persiste en intégrant différentes contraintes exogènes, en particulier l’interdiction de l’excision, l’urbanisation et la scolarisation qui induisent un éloignement du village et une disponibilité moindre des novices. Le rituel se transformant, ses implications sociales (classes d’âge en particulier) se modifient et sa signification même semble affectée. La période de réclusion pendant laquelle se transmettent les savoirs est quasi absente dans les versions les plus réduites du rituel, qui peut perdre aussi son caractère collectif. Tandis que la motivation identitaire individuelle se renforce dans certains cas, la multiplication des versions du rituel pourrait fragiliser l’unité de la communauté.            
Le texte de François Belliard montre comment une autre pratique culturelle, la musique cette fois, met en jeu des rapports sociaux et économiques entre groupes sociaux-professionnels (cultivateurs, griots et forgerons) chez les Sèmè de l’ouest du Burkina Faso, et comment ces rapports entre groupes évoluent dans le temps : autrefois, la fabrication et le jeu des instruments (alors moins nombreux) étaient principalement réservés aux griots, alors qu’aujourd’hui les forgerons participent de plus en plus à la fabrication des instruments, dont certains ont été empruntés à l’extérieur de la communauté. La pratique musicale, riche et diversifiée, prend place dans des contextes rituels et de distraction, l’ensemble des contraintes et interdits sur le jeu et la fabrication participant de la structuration et de l’unité de la communauté. L’auteur observe des changements plus ou moins récents qui affectent tant la nature que la facture des instruments, la pratique musicale et les rapports sociaux.
Dans le domaine linguistique, Gbandi Adouna expose pour sa part les modifications que présente le système de classification nominale dans la langue ncàm parlée dans la localité de Bassar (Togo). L’analyse des emplois des classificateurs est complétée par une enquête sur le sentiment des locuteurs et le degré de compréhension entre les parlers. Celle-ci met en évidence à la fois une bonne intercompréhension, la dimension sociale des parlers et un jugement de valeur parfois sévère sur le « ncàm moderne ». Dans les milieux les plus urbains, les locuteurs jeunes tendent ainsi à simplifier le système particulièrement complexe de cette langue gur, fragilisant certaines des distinctions sémantiques qui se maintiennent dans le parler plus conservateur des aînés ou dans celui des zones plus rurales.

Enregistrant en effet des changements qui affectent tant les pratiques que le milieu, notamment la biodiversité, la langue manifeste aussi certaines des catégories conceptuelles de la communauté dans ce domaine. C’est le propos de l’article de Gwenaëlle Fabre qui étudie les termes récurrents dans les dénominations composées des plantes et des animaux en samba leko (langue Adamawa parlée au Nord Cameroun et au Nigeria) qui construisent des regroupements variés d’espèces végétales et animales. Certains de ces regroupements semblent coïncider avec la taxonomie scientifique : un terme générique (lézard, serpent, oiseau) intervient dans la dénomination de plusieurs éléments d’un groupe taxonomique d’ordre inférieur. N’ayant pas pu enquêter in situ spécifiquement sur ces regroupements et ne disposant pas d’identification scientifique pour les espèces dont il est question, l’auteure lance des pistes d’interprétation pour les regroupements qui associent des espèces éloignées dans la classification scientifique (ex. l’aulacode, le ratel et la loutre). Elle remarque en outre que certains regroupements manifestent les traces de modification de la diversité végétale (introduction « tardive » du manioc par exemple).          

 

On sait par ailleurs que si les modes de vie ruraux changent, ils le font souvent de manière conjointe avec les changements du milieu naturel.        
Le texte de Laldja Kankpénandja et al. rappelle que la généralisation à l’ensemble d’un paysage d’une pratique ancestrale de culture extensive, autrefois limitée à de petites portions, peut entièrement changer le type d’impact de cette pratique. Ainsi, observe-t-on une modification inquiétante de la qualité des eaux dans le nord du Togo et du Bénin ; les rivières Kara et Kéran charrient maintenant de nombreuses particules solides en suspension, avec un risque d’alluvionnement des cours d’eau et de colmatage des réservoirs d’eau, d’obstruction des canaux d’irrigation et de transfert des pollutions. Cette modification fait suite à la densification de la population et au prélèvement important de matériaux végétaux.    
Ali Bene et Anne Fournier analysent un type de phénomène analogue dans un paysage du Kénédougou au Burkina Faso. Ils montrent comment l’extension de l’arboriculture fruitière a provoqué un très fort rétrécissement de la brousse en une cinquantaine d’années, si bien que certains milieux et les espèces qui y sont inféodées sont aujourd’hui devenus rares. Si l’on élargit l’approche adoptée par ces auteurs, on peut se demander quel sera le devenir du vocabulaire correspondant si des espèces se raréfient, voire disparaissent ou au contraire sont introduites ou prolifèrent, et si les pratiques quotidiennes des habitants se modifient en conséquence.         
 

Soucieux de fournir un corpus permettant d’étudier cette question, Raymond Boyd et al. fournissent un arrêt sur image sur le vocabulaire relatif aux plantes chez les Sèmè qui, dans le Kénédougou, sont les seuls à parler une langue du groupe kru, tous leurs voisins parlant des langues gur ou mandé. Dans cette langue où l'homophonie est exceptionnellement répandue, il est essentiel d'avoir une notation précise de la nomenclature, qui en outre manifeste une certaine variation (en particulier désignation d’une même espèce par des noms différents selon le contexte et concurrence de termes sèmè et dioula pour une même espèce). Permettant d’identifier les espèces effectivement distinguées par la communauté, ce travail est l’occasion d’une réflexion sur l’intérêt de la collecte de ce vocabulaire : il réside, certes, dans la préservation des connaissances associées, mais sans doute encore davantage comme témoin de la manière propre qu’a la société sèmè d’envisager le monde.   
 
Du côté des pratiques, si certaines disparaissent de manière quasi mécanique quand les modes de vie ou de production changent, d’autres peuvent résister, y compris quand on pourrait penser qu’elles ont perdu leur utilité dans le nouveau contexte. Il en est ainsi des feux de végétation présentés par Anne Fournier et al. Autrefois largement pratiqués par les Sèmè quand le paysage environnant était surtout constitué d’une vaste brousse, les feux continuent d’être employés comme technique de gestion du milieu alors même que les vergers ont presqu’entièrement remplacé cette brousse dans la région et ceci malgré d’actives campagnes de « sensibilisation » qui mettent en garde contre les effets néfastes du feu. S’ils sont effectivement assez efficaces comme outils de gestion des vergers, les feux sont cependant bien plus dangereux pour les arbres fruitiers qu’ils ne l’étaient pour les cultures vivrières. Leur caractère d’éléments constitutifs d’un savoir-faire et de complexes rituels développés par plusieurs sociétés de savane semble avoir son importance dans la persistance observée.

 

Sans prétendre à l’exhaustivité, cet ensemble de communications aborde donc de multiples aspects du changement global dans les divers systèmes considérés (écosystèmes, langues, pratiques culturelles, qu’elles soient ou non rituelles). Dans un premier temps du moins, les systèmes considérés se remanient et subsistent ; mais ceci ne semble possible que jusqu’à un certain seuil, au-delà duquel la rupture devient inévitable. L’adaptation des pratiques humaines s’accompagne d’une réinvention plus ou moins complète de leur signification, de leur rôle ou de leur fonctionnement. De telles adaptations sont cependant autant contraintes (i) par le cadre que constitue la vision du monde de chaque société, que par (ii) les contraintes internes au système considéré et (iii) les influences extérieures à ce système qu’exercent sur lui les autres systèmes impliqués dans le changement. Dans ce contexte, les milieux naturels, qui se simplifient généralement d’un point de vue biologique, placent les humains face à de nouveaux défis qui les contraignent à transformer leurs modes de vie. Quand on a affaire à des systèmes complexes, les conséquences environnementales et sociétales sont difficilement prévisibles : elles ne seront en général analysables qu’a posteriori. Si les communications présentées ne permettent pas de prédire précisément à quel moment une pratique deviendra impossible, ou quand un paysage sera réellement dégradé, elles convergent pour montrer que les changements rapides observés constituent une menace potentielle pour les équilibres des sociétés étudiées. S’ils ne prétendent pas apporter des solutions ou donner des leçons, ces textes sont autant de jalons permettant de suivre, de comprendre et peut-être parfois d’anticiper le changement global, dans lequel interviennent conjointement des faits environnementaux et sociétaux. Convaincus de la fécondité du dialogue entre les divers points de vue présentés dans ces Actes, nous espérons humblement qu’ils contribuent à une prise de conscience de la variété des impacts du changement global, si ce n’est à sa maîtrise, qui ne peut être que partielle. Une telle prise de conscience nous semble en effet nécessaire à la construction d’un développement qui se fera d’autant plus harmonieusement et efficacement qu’il s’appuiera avec le respect requis sur les savoirs environnementaux et, plus généralement, sur les cultures des sociétés qui s’engagent dans cette voie.